Les témoins de Jéhovah prétendent que le livre de Daniel a été écrit durant l’exil à Babylone, c’est-à-dire durant le VIème siècle av. n. è. Selon eux, la vision décrite en Daniel chapitre 7 concerne l’enchaînement des quatre « puissances mondiales » suivantes : Babylone, la Perse, la Grèce, et l’Empire romain.
Cet enchainement est décrit dans ce livre biblique en détails. Ainsi, la succession d’Alexandre le Grand, qui a vu son empire divisé en quatre royaumes moins importants, serait décrite dans la prophétie comme une grande corne brisée, qui est ensuite remplacée par quatre cornes plus petites (Daniel 8:20-22).
Daniel décrit encore dix rois qui se lèvent, et encore un, différent des premiers, qui se lève après eux, et qui humilie trois rois (Daniel 7:24). Les Témoins de Jéhovah appliquent ces paroles au déclin de l’Empire romain au Vème siècle, qui aurait été selon eux démembré en un certain nombre de royaumes, les « dix rois ». Selon eux, l’Empire britannique a ensuite triomphé de trois empires rivaux : l’Espagne, la France et les Pays-Bas, et est alors devenu la principale puissance mondiale. C’est ainsi que le dernier roi aurait « humilié trois rois ».
Si l’on en croit cette interprétation, le prophète aurait donc prédit l’avenir politique mondial sur près de deux millénaires, et ce avec une précision étonnante. Il aurait vu à l’avance que l’Empire romain allait être démembré au lieu d’être simplement remplacé par un autre, et que l’Empire britannique aurait exactement trois rivaux. Cela semble constituer une belle preuve de son l’inspiration divine, n’est-ce pas ?
Une interprétation correcte ?
Notons tout d’abord que cette interprétation n’est pas l’invention des Témoins de Jéhovah, mais qu’elle était connue dès le XVIIIème siècle. En effet, Sir Isaac Newton publiait déjà en 1733 un livre intitulé Observations on the Prophecies of Daniel and the Apocalypse of St. John, dans lequel il interprétait la prophétie décrite ci-dessus de la même manière que les Témoins de Jéhovah aujourd’hui. Cette interprétation fut reprise ensuite, notamment par les adventistes, telle que le dirigeant mormon Parley P. Pratt, qui publia en 1837 une interprétation qui reprenait pratiquement à l’identique celle de Newton (Parley P. Pratt, Une voix d’avertissement, 1837, p. 13).
Puisque cette interprétation semble être populaire parmi les milieux adventistes, on pourrait penser qu’elle bien établie et fiable. Cependant, avant de conclure définitivement que Daniel avait bel et bien prédit l’avenir, il serait bien de de se demander d’abord s’il n’y a pas d’autres interprétations possibles.
Le premier constat que l’on peut faire est qu’il est très difficile d’interpréter correctement une prophétie, surtout lorsque celle-ci est rédigée dans un style obscur et mystérieux, comme c’est le cas ici. Même si tout le monde est d’accord pour identifier Babylone au premier roi de la prophétie, il existe des points de désaccord sur l’identification des suivants.
Ainsi, le théologien H. H. Rowley identifie-t-il les quatre royaumes de Daniel chapitre 7 aux puissances suivantes : Babylone, les Mèdes, les Perses et l’empire grec d’Alexandre (H. H. Rowley, Darius the Mede and the Four World empires in the Book of Daniel, 1935, p. 97). De plus, les dix rois sont alors interprétés comme étant les dix prédécesseurs d’Antiochos IV Epiphane, ce qui fait ainsi de lui l’objet principal de la prophétie (André Lacocque, Daniel et son temps, 1983, p. 16-17).
Ce roi séleucide régna avec brutalité à partir de 175 av. n. è, et ce jusqu’à sa mort en 164. Pour prétendre au titre de roi, il a dû usurper le trône à ses trois principaux rivaux : Heliodorus, Demetrius et le plus jeune fils du roi précédant, Antiochus. C’est cela que l’auteur du livre de Daniel dénonce lorsqu’il dit que le dernier des dix rois qui se lève « humilie trois rois ». Cela n’a donc rien à voir avec l’histoire moderne de l’Empire britannique.
Cela dit, Daniel serait tout de même un prophète extraordinaire si, à la fin du VIème siècle av. n. è, il avait pu prédire avec précision la succession des puissances mondiales jusqu’à l’avènement d’Antiochos Epiphane, au IIème siècle av. n. è. La question qui se pose maintenant est donc de savoir quand ce livre biblique a vraiment été écrit.
La rédaction du livre de Daniel : quand ?
La question de la date de rédaction du livre de Daniel est débattue dans le livre Parole de Dieu. D’emblée, le livre avoue que la majorité des théologiens place sa rédaction vers 165 av. n. è, à un moment où, comme l’avouent les Témoins de Jéhovah eux-mêmes, nombre de ses prophéties s’étaient déjà accomplies. Ainsi, l’Introduction à l'Ancien Testament (p. 28) situe-t-il la rédaction du livre de Daniel entre 167 et 163 av. n. è. Cependant, les témoins de Jéhovah sont en désaccord avec ces conclusions, et tentent de défendre une rédaction au VIème siècle av. n. è. Examinons donc quels arguments ils avancent.
Premièrement, ils disent que la Bible elle-même place la rédaction du livre de Daniel au VIème siècle, et que c’est uniquement parce que ses prophéties se sont accomplies avec éclat que les théologiens placent sa date de rédaction aussi tardivement.
Ensuite, des arguments de nature historique sont avancés : « Tout d’abord, le livre de Daniel est mentionné dans des œuvres juives du IIe siècle avant notre ère, telles que le premier livre des Maccabées. Ensuite, il est inclus dans la version grecque des Septante, dont la traduction commença au IIIe siècle avant notre ère. Troisièmement, des fragments du livre de Daniel, que l’on fait remonter à environ 100 avant notre ère, figurent parmi les pièces les plus abondantes qui composent les manuscrits de la mer Morte. »
Enfin, il est dit que le livre contient des détails historiques que seul un écrivain du VIème siècle pouvait connaître, comme la mention du règne de Belschazzar à Babylone, que certains historiens du début du XIXème siècle tenaient pour une pure invention, étant donné qu’à l’époque l’existence de ce roi n’était attestée que par la Bible.
Pour qui ne connaît pas l’histoire babylonienne et n’a jamais lu un livre critique sur le livre de Daniel, ces arguments peuvent sembler convaincants. En effet, si le livre était déjà populaire au IIème siècle, et s'il contient des détails historiques fiables que même les historiens modernes avaient oubliés, alors il doit sans doute être authentique, pourrait-on se dire.
Ce serait aller un peu vite en besogne.
Indices d'une rédaction tardive
Il faut d’abord savoir que la critique du livre ne date pas d’hier. Au IIIème siècle déjà, un philosophe grec nomme Porphyre s’attaquait au problème, et situait comme aujourd’hui la rédaction du livre de Daniel au IIème siècle av. n. è, accusant les chrétiens de promouvoir une fraude. A cause de son opposition à la « Grande Eglise », l’œuvre de Porphyre a malheureusement été systématiquement livrée au feu à partir du Vème siècle. Toutefois, on peut imaginer que les arguments qu’il avançait étaient convaincants, puisque Porphyre était connu comme un historien rigoureux, à tel point qu’Eusèbe de Césarée, pourtant chrétien, a grandement puisé dans les œuvres de cet « opposant ».
Cette critique montre que le fait que le livre de Daniel se présente comme ayant été écrit durant l’exil à Babylone ne prouve rien. De plus, ce n’est pas seulement à cause de ses prophéties que les biblistes modernes placent sa rédaction au IIème siècle, contrairement à ce que la société Watchtower prétend. En fait, plusieurs indices vont dans ce sens.
L’indice le plus probant, c’est qu’il n’existe absolument aucune trace du livre avant la date présumée de son écriture, en 165 av. n. è. Le Siracide, écrit à la fin du IIIème siècle av. n. è, mentionne de nombreux personnages bibliques, mais ignore totalement Daniel. Par contre, le premier livre des Maccabées, écrit à la fin du IIème siècle av. n. è, soit près d’un siècle après le Siracide, reprend plus ou moins la même liste en y incluant cette fois Daniel et ses trois compagnons.
De plus, même si la Septante l’inclut dans sa liste de livres bibliques, il est parmi les derniers livres à avoir été traduits en grec. Les « petits prophètes » de la Bible ont été semble-t-il traduits vers 185 av. n. è, mais Daniel n’a pas été traduit avant 150. Si ce livre existait déjà en 185 et était populaire, pourquoi n’a-t-il pas été traduit en même temps que les autres livres prophétiques ? De fait, tout se passe comme si ce personnage était soudain devenu important et populaire durant le IIème siècle.
Le fait que de nombreux fragments du livre de Daniel existent parmi les manuscrits de la mer Morte est aussi mis en avant comme preuve de son authenticité. En effet, il fallait que le livre soit déjà connu et populaire vers 100 av. n. è. pour qu’il se retrouve autant copié et diffusé à Qumran, où ces manuscrits ont été découverts.
En fait, certains spécialistes postulent que le livre de Daniel n’a vraisemblablement pas été écrit à partir de rien vers 165 av. n. è, et que son ou ses auteurs ont dû se servir de matériaux plus anciens. Comme je l'ai déjà mentionné dans les autres sujets sur les prophéties, cette pratique était monnaie courante dans l’Antiquité, les livres n’étant soumis à aucun « droit d’auteur » ni publiés en grand nombre par un quelconque organisme de presse. Contrairement à aujourd’hui, chaque manuscrit était patiemment recopié à la main, et leur forme définitive dépendait donc en grande partie du bon vouloir du scribe et de son commanditaire.
A l’époque, rien ne garantissait donc que le contenu d’un livre reste constant dans le temps, et il était d’ailleurs fréquent que les scribes modifient le texte à leur convenance, ajoutant ou transformant parfois des passages entiers. Le livre de Daniel ne fait exception à la règle. Ainsi, le Daniel grec de la Septante comporte-t-il deux chapitres de plus que le texte massorétique, et le chapitre 3 du livre est aussi légèrement différent.
De plus, le livre de Daniel a été écrit en plusieurs langues. Le chapitre 1 et les chapitres 8 à 12 sont en hébreu, tandis que les chapitres 2 à 7 sont en araméen. Cela indique que plusieurs auteurs ont été impliqués dans sa rédaction, et qu’elle s’est vraisemblablement étalée sur une longue période.
En plus de tout cela, il a été retrouvé à Qumran d’autres fragments qui ressemblent à s’y méprendre à des parties du livre du prophète, mais avec quelques variantes. Cela a incité les chercheurs à supposer un « cycle de Daniel », qui serait composé de nombreuses histoires, parmi lesquelles les rédacteurs du livre biblique ont puisé. Si c’est le cas, alors le fait d’avoir retrouvé de nombreux fragments du livre de Daniel parmi les manuscrits de la mer Morte ne prouve pas que le livre, sous sa forme « biblique », existait depuis longtemps avant cela. Cela indique seulement que certains récits contenus dans le livre de Daniel, qui pouvaient être indépendants les uns des autres, étaient populaires à Qumran.
Belschazzar
Pour finir de déterminer la date de rédaction du livre de Daniel, il faut encore s’intéresser à Belschazzar, le fameux roi de Babylone du VIème siècle av. n. è. qui avait été oublié des historiens modernes. En effet, si le prophète était seul à connaître ce personnage alors qu’il était tombé dans l’oubli, ce serait une preuve convaincante de l’authenticité du livre.
Selon la Bible, Belschazzar était le fils de Neboukadnetsar, et régnait sur Babylone lorsque la ville fût prise en 539 av. n. è. (Daniel 5:2, 29-31). Il est aussi précisé qu’il aurait régné au moins trois ans (Daniel 8:1). Afin de vérifier si ces faits sont exacts, voyons ce que nous savons d’autre le concernant.
En 2006, les témoins de Jéhovah ont édité un livre intitulé Prêtons attention à la prophétie de Daniel ! Dans cet ouvrage, ils tentent de démontrer que ce livre est très précis et parfaitement correct concernant le règne de Belschazzar, ce qui prouverait ainsi que son auteur vivait effectivement dans la Babylone du VIème siècle av. n. è. Tout d’abord, on nous parle de tablettes cunéiformes retrouvées au XIXème siècle qui prouvent l’existence de Belschazzar, et montrent qu’il était le fils de Nabonide, et que son père lui aurait confié la royauté durant son absence de Babylone. Cela démontre donc que l'auteur du livre de Daniel ne l’a pas inventé. Ensuite, les témoins de Jéhovah prétendent que Nabonide épousa la fille de Neboukadnetsar, et donc que ce dernier serait le grand-père maternel de Belschazzar, expliquant ainsi le nom de « fils de Neboukadnetsar » pour ce dernier. Enfin, le fait que Belschazzar n’offre à Daniel que la troisième place dans le royaume, et non la deuxième, serait dû au fait que les deux premières places étaient déjà occupées conjointement par Nabonide et par son fils Belschazzar. Cela est censé démontrer que l'auteur du livre biblique avait une parfaite connaissance de la politique babylonienne du VIème siècle av. n. è.
En premier lieu, il faut savoir que le nom de Belschazzar n’a pas été oublié au IIème siècle av. n. è. comme le prétendent les témoins de Jéhovah. Le livre de Baruch, un autre personnage mentionné dans la Bible comme ayant vécu à Babylone au VIème siècle av. n. è, parle justement de « Belschazzar, fils de Neboukadnetsar » (Baruch 1 :12 ; voir aussi Jérémie 36:4). Or, les témoins de Jéhovah situent justement, comme la majorité des spécialistes, l’écriture de ce livre au IIème siècle av. n. è, voire plus tard (Etude perspicace des Ecritures, « Apocryphes », p. 136). Si la mention de Belschazzar dans le livre de Baruch n’en fait pas un récit authentique, on peut se demander alors comment la même mention chez Daniel pourrait servir à prouver son authenticité.
Mais ce n’est pas tout. La relation de filiation entre Belschazzar et Neboukadnetsar est loin d’être attestée par l’histoire. En effet, selon le « cylindre de Nabonide », Belschazzar est connu comme le fils de Nabonide, et non comme un descendant de Neboukadnetsar. Il semble donc que cette filiation dépende d’une hypothèse plus que discutée, qui reposerait sur le fait qu’Hérodote, un historien grec du Vème siècle, présente comme dernier roi de Babylone un monarque du nom de Labynetus, fils de la reine Nictoris. Selon une hypothèse de R. Dougherty, cette reine pourrait être la fille de Neboukadnetsar, et Labynetus serait alors Belschazzar (Nabonidus and Belshazzar, 1929).
Cependant, aucune source historique ne permet de faire ces rapprochements, qui sont de pures spéculations. Les témoins de Jéhovah eux-même admettent d’ailleurs la faiblesse de ce raisonnement, et avouent que « Neboukadnetsar n’était peut-être le 'père' de Belshatsar que quant au trône » (Etude perspicace des Ecritures, vol 1, 1998, p. 291).
Il est donc difficile de croire en cette filiation, d'autant plus que l'on sait que Nabonide était en rupture avec le règne de Neboukadnetsar, ce qui est d’ailleurs confirmé par les témoins de Jéhovah eux-même. Dans leur livre Babylone la Grande est tombée ! (1971, p. 177-178), ils montrent que Neboukadnetsar a comme successeur son fils Evil-Merodach, qui règne deux courtes années avant d’être assassiné par son beau-frère Nériglissar. Celui-ci règne pendant quatre ans, puis son fils Labashi-Mardouk lui succède pendant quelques mois, avant de se faire assassiner, ce qui permet à Nabonide de prendre sa place, et de régner ensuite pendant neuf ans. Pour que le tableau soit complet, ajoutons que Belschazzar règne temporairement à Babylone lorsque son père Nabonide en est absent.
Ainsi, les assassinats d’Evil-Merodach et de Labashi-Mardouk marquent une rupture avec la dynastie de Neboukadnetsar. Une filiation de ce dernier avec Nabonide est donc hautement improbable, et dénote donc une méconnaissance de l’histoire babylonienne, erreur que seul un faussaire aurait pu commettre.
Pourquoi la troisième place ?
Reste à expliquer pourquoi Belschazzar n’offre que la troisième place dans le royaume, et non la deuxième, à Daniel. La réponse à cette question se trouve dans le récit du livre biblique lui-même. Durant le festin au cours duquel apparaît l’écriture sur le mur, les deux personnages les plus importants du royaume sont présents : Belschazzar et la reine (Daniel 5:1, 10). Ainsi, la deuxième place dans le royaume est-elle occupée par la reine elle-même, et donc la plus haute place à laquelle pourrait prétendre Daniel est logiquement la troisième.
Tout cela démontre que les arguments des Témoins de Jéhovah ne tiennent pas, et donc que le livre de Daniel n’a très certainement pas été écrit au VIème siècle av. n. è. Comme le livre de Baruch et bien d'autres livres antiques, il a été faussement présenté comme prophétique et attribué à un personnage biblique illustre vivant durant l’exil.
Comme le fait justement remarquer la TOB, le livre est plus précis concernant la période maccabéenne, au IIème siècle av. n. è, que concernant la période babylonienne (TOB, « Introduction à Daniel », p. 1716-1717). Cela démontre encore une fois que ce livre a effectivement été écrit - ou du moins grandement remanié - durant cette période tardive.
Même si l’authenticité du livre de Daniel est douteuse, les témoins de Jéhovah ont un autre argument en réserve pour défendre son authenticité et le fait qu’il ait été écrit sous inspiration divine. Cet argument, c’est que le prophète aurait annoncé la venue du Christ plusieurs siècles à l’avance, et ce avec une précision étonnante.